Dans un article paru le 10 novembre 2011, Mediapart a essayé de retracer ce qui s'est passé en Tunisie les derniers jours de Ben Ali.
Mediapart déclare que cet article a demandé plusieurs semaines de travail et que le nombre des documents
(plus de 1.200 pages d'auditions) est tel qu'il n'a cependant pas été possible
de les lire in extenso. Ainsi, Mediapart s'est concentrés sur les auditions des
principaux personnages de l’État tunisien.
Nous avons jugé que cet article est intéressant à lire, nous vous présentons ci après son contenue:
Si le 14 janvier 2011 reste dans les mémoires comme le jour qui a fait
basculer le monde arabe dans un processus révolutionnaire historique, les
Tunisiens étaient encore loin de connaître tous les détails qui ont conduit au
départ de l'ex-président Ben Ali. Dans un article publié le 10 août 2011,
Mediapart révélait déjà les grandes lignes de ce qu'il s'est véritablement passé le 14 janvier 2011 à Tunis. Beaucoup de
zones d'ombre subsistaient, notamment sur les rôles joués par des personnages
clés, comme le général Rachid Ammar, ou l'ancien ministre de la défense, Ridha
Grira.
Mediapart a pu prendre connaissance du dossier d'instruction émanant du
tribunal militaire, qui a repris également une partie des auditions menées par
la justice civile (dont celle de l'ancien directeur de la sécurité
présidentielle impliqué dans une tentative de coup d'Etat, Ali Seriati). Ces
documents, établis grâce aux auditions de plusieurs dizaines de personnes,
confirment les révélations de notre article du 8 août. Si le dossier contient
plus de 1.200 pages, nous en avons extrait la partie qui nous a semblé la plus
significative pour retracer aujourd'hui un nouveau récit, plus précis et plus
détaillé, de la journée.
Outre leur importance historique, l'existence de tels documents nous amène
également à nous interroger sur les intentions de la justice tunisienne, et du
général Marouane Bouguerra, à la tête du tribunal militaire : pourquoi, alors
que la plupart des auditions ont eu lieu de mars à juin 2011 (voir le document
ci-dessous, page de garde du dossier d'instruction, ainsi que les auditions
publiées sous l'onglet «Prolonger»), aucun procès, aucune action en justice relative à
cette journée, n'a pour l'heure été officiellement diligenté ?
Les pages sélectionnées par Mediapart, que l'on pourra pour partie consulter
en cliquant sous l'onglet «Prolonger», concernent les écoutes téléphoniques et les auditions de
dix-sept personnalités (dont la présentation se trouve également sous l'onglet «Prolonger»).
Voici donc le récit de cette journée, tel que nous avons pu le reconstituer,
raconté par les acteurs eux-mêmes via les retranscriptions de l'enquêteur
tunisien.
Au matin, un bilan de 28 morts annoncé à Ben Ali
- Matinée du 14 janvier, au Palais présidentiel
Ali Seriati (extrait de son audition ci-dessous) appelle le président Ben Ali
: «Vingt-huit personnes ont été tuées dans les dernières 24 heures, dont deux
à Tunis centre et six au Kram (situé à trois kilomètres du palais), plusieurs
armes ont été dérobées dans les postes de police. De plus, le service des
renseignements du palais m'a fait parvenir un rapport annonçant que certains
internautes avaient préparé des manifestations sur l'avenue Habib-Bourguiba
demandant la chute du régime ; J'ai d'ores et déjà fait parvenir ce document au
directeur de la sûreté nationale et au chef d'état-major de l'armée de terre.
Cette journée sera d'autant plus difficile qu'elle coïncidera avec les
funérailles qui auront lieu au début de cet après-midi.» «Le président m'a alors
ordonné de ne pas divulguer le nombre de morts et de donner 5000 dinars par
famille de victime afin de calmer les esprits», raconte-t-il lors de son
audition.
- 14 heures, début de l'opération de la BAT (Brigade anti-terrorisme)
(Auditions de Samir Tarhouni et Hafedh El Ouni, documents ci-dessous;
notre précédent article, «Ce
qu'il s'est vraiment passé le 14 janvier à Tunis»)
Les manifestants affluent vers le quartier général des unités d'intervention
(dont la BAT) à Bouchoucha, près de Tunis. Le commissariat du quartier voisin
vient d'être incendié, les manifestants se dirigent vers la maison d'arrêt
voisine de haute sécurité. De son quartier général, le colonel Samir Tarhouni
(colonel de la Brigade anti-terroriste dont l'audition peut être consultée ici), en état
d'alerte maximale, suit les événements via sa radio HF, le réseau interne du
ministère de l'intérieur. Il entend que des manifestants se rapprochent
désormais de l'aéroport de Tunis-Carthage.
S'inquiétant pour son épouse, aiguilleur du ciel et travaillant ce jour-là à
la tour de contrôle de l'aéroport, Samir Tarhouni décide d'appeler un ancien
collègue, l'adjudant Hafedh El Ouni (agent de police de la sécurité des vols,
également auditionné), qui travaille aussi à l'aéroport:
Samir Tarhouni : « Allo Hafedh, j'ai entendu dire qu'il y avait du grabuge
à l'aéroport ?»
Hafedh El Ouni : « Non, il n'y a rien de grave. Par
contre, la famille présidentielle est regroupée dans le salon d'honneur, et ils
vont s'en aller. J'ai même appris que Belhassen (Trabelsi, le frère de la
femme du président Ben Ali) allait les rejoindre.»
Samir Tarhouni :
«Comment ? Ils s'en vont en ce moment même, alors que la Tunisie est à feu et
à sang ?»
Hafedh El Ouni : « Oui, ils sont en train de se rassembler,
je ne comprends pas exactement. »
Samir Tarhouni : « Hafedh, fais
très attention : retiens-les, je peux compter sur toi ? J'arrive tout de
suite ! »
Il raccroche, rassemble onze de ses hommes et se dirige vers
l'aéroport de Tunis-Carthage.
- 14 h 25, début de l'opération de la BAT
Le détail de la version du colonel Tarhouni, confirmé par les auditions de la
justice militaire tunisienne, a déjà été publié par Mediapart, dans l'article
«Ce
qu'il s'est vraiment passé le 14 janvier à Tunis». Extraits de cet article
: «Un premier groupe de douze hommes, le colonel Samir Tarhouni et un de ses
capitaines à leur tête, quittent Bouchoucha, pour l’aéroport de Tunis-Carthage.
Sur la route, le colonel appelle sa femme, détachée à la tour de contrôle de
l’aéroport. Il lui demande de bloquer tous les appareils sur le tarmac. Elle
hésite, puis lui répond qu’elle ne peut les retarder que de 15 minutes... À
14h35, le groupe de la BAT est reçu par les agents de police de l'aéroport, très
étonnés de sa présence. À la question du colonel, qui leur demandait où se
trouvaient les Trabelsi, le directeur de la sûreté de l'aéroport, Zouheir
Bayéti, répond qu'ils sont dans le salon d'honneur, qu'ils s'apprêtent à quitter
pour monter à bord de l'avion.» Lire
la suite de ces minutes décisives à l'aéroport en cliquant ici.
La Tunisie en état de siège
- 15 heures, l'état de siège est décrété, Ridha Grira devient l'homme le plus puissant du pays après le président Ben Ali
Le niveau 3 d'alerte a été décrété, la Tunisie se trouve sous le coup de la
loi martiale. Ridha Grira, en tant que ministre de la défense, au-dessus de tous
les généraux de l'armée, devient légalement et en pratique l'homme le plus
puissant du pays après Ben Ali. Ce qu'il fait remarquer à Rachid Ammar par
téléphone (son audition peut être consultée ici):
«C'est maintenant moi le seul qui donne les instructions dans ce
pays !
— Oui, je sais, monsieur le ministre», répond Rachid Ammar.
Le général Ahmed Chebir (lui aussi auditionné), de la Direction générale de
la sécurité militaire (DGSM, équivalent de la DGSE française), prend les
commandes de l'armée de terre, en plus de celle de la DGSM. Ainsi mis à l'écart
du ministère de la défense, Rachid Ammar est envoyé auprès du ministre de
l'intérieur.
Une version confirmée par Ridha Grira (son audition peut être consultée ici) : à 15 heures, le
ministre de la défense se trouve dans la salle des opérations de l'armée de
terre en présence d'Ahmed Chabir, lorsqu'il reçoit un appel du président Ben
Ali. Celui-ci lui demande d'envoyer Rachid Ammar au ministère de l'intérieur,
afin de coordonner les opérations militaires avec celles du ministère de
l'intérieur.
- 15 h 55, le ministre de la défense, Ridha Grira, prend les premières dispositions pour mettre un terme à la «prise d'otages» de la famille Trabelsi
Le ministre de la défense demande au général Taieb Laadjimi (chef
d'état-major de l'armée de l'air, dont l'audition peut être consultée ici) de faire
dépêcher des hélicoptères à partir de l'aérodrome de l'Aouina en direction de
Bizerte (quartier général des groupes des Forces spéciales de l'armée de terre),
afin de faire venir cette unité spéciale d'élite de l'armée, dans le but de
délivrer les Trabelsi. Le général envoie plusieurs hélicoptères de type BHT.
- Peu après 16 heures, le colonel Sik Sallem, responsable de la sécurité du palais présidentiel, entend par radio qu'une prise d'assaut du palais par les manifestants est imminente.
La radio HF annonce qu'une foule de 5000 personnes menace de prendre
d'assaut le palais de Carthage. Un climat de peur s'installe, plusieurs hommes
commencent à abandonner leurs postes plutôt que de faire face à cette foule
(audition de Sik Sallem).
- 16 h 23, selon le compte-rendu de l'audition de Rachid Ammar, Ridha Grira ordonne l'assassinat de Samir Tarhouni pour libérer les Trabelsi.
Ridha Grira appelle le général Rachid Ammar, qui se trouve toujours auprès du
ministre de l'intérieur Ahmed Friaa, dans la salle des opérations du
ministère.
Grira : «Monsieur le président m'a annoncé que la brigade anti-terrorisme
s'est alliée avec les intégristes islamistes et ont pris en otages sa famille à
l'aéroport. Il ordonne d'abattre sur-le-champ ces traîtres.»
Ammar : «Attendez monsieur le ministre, pouvez-vous répéter ce que
vous venez de dire, que je mette le haut-parleur de mon téléphone afin que M.
Friaa (ministre de l'intérieur) l'entende également.»
Grira répète alors les mêmes directives d'éliminer les agents de la BAT
détenant la famille Trabelsi.
Note : Rachid Ammar a été auditionné après Ridha Grira et Ahmed Friaa.
L'ancien ministre de la défense n'a donc pu répondre à la moindre question sur
ce passage, ni sur les déclarations de Rachid Ammar, le 14 janvier à 18 heures,
qui figurent en page 4 de l'article. Lors de son audition, Ridha Grira nie
cependant connaître l'existence même de la prise d'otages par le colonel
Tahrouni. De nombreuses incohérences et oublis figurent dans son témoignage,
notamment lorsque Ridha Grira est confronté aux écoutes téléphoniques de l'avion
présidentiel. «Nous avons demandé à l'entreprise américaine "Satcom direct"
de nous lire les données de la boîte noire du TS-100 (l'avion de Ben Ali),
explique l'enquêteur. Ces données nous indiquent que Ben Ali vous a appelé le
14/01/2011 à 18:46:27 pendant 5 minutes, à 19:46:27 jusqu'à 19:56:15 et à
20:56:17 pendant 5 minutes, et enfin à 21:25:09 pendant 3 minutes.
Confirmez-vous l'existence de ces communications ?»
«Non, vos appareils sont défaillants», répond Ridha Grira.
Ces «oublis» et dénégations de Ridha Grira sont annotés en marge du
compte-rendu de son audition, qui l'on peut consulter en cliquant ici.
Interrogé par un journaliste de l'hebdomadaire Réalités, lors d'une rencontre organisée samedi 29 octobre dans
les locaux de la fondation Temimi, sur ce passage de l'audition du général
Rachid Ammar, Ahmed Friaa aurait déclaré ceci : «Je n'ai pas entendu le
contenu de la conversation. Cela ne veut pas dire qu'elle n'a pas
existé.»
«Monsieur le président, je suis désormais dans l'incapacité d'assurer votre sécurité en Tunisie»
- 16 h 30, Ben Ali accompagne les membres de sa famille pour qu'ils prennent seuls l'avion
Le président Ben Ali quitte le palais pour accompagner sa famille à
l'aéroport militaire de l'Aouina: sa femme Leila, Mehdi Ben Gaid (fiancé de
Halima), ainsi que Halima (fille de Ben Ali) et Mohamed (fils de Ben Ali). Le
vol est bel et bien prévu pour aller directement en Arabie saoudite (pas
d'escale en France). Ben Ali a l'intention de regagner le palais par la suite.
Le plan du vol 16 indique (voir document ci-dessous) que le décollage est prévu
à 17h30 de Tunis-Carthage vers l'Arabie saoudite, mais ne mentionne pas la
présence prévue de Ben Ali (dont le nom de code est : TUN 01).
- 16 h 54 arrivée par hélicoptère des Forces spéciales de l'armée à l'Aouina
Le cortège présidentiel, accompagné de l'unité spéciale du Groupe
d'intervention et de protection de personnalité (GIPP, sous le commandement
d'Ali Seriati), entre dans la base aérienne de l'Aouina au moment où les Forces
spéciales de l'armée de terre (convoquées par Ridha Grira) arrivent par
hélicoptère à partir de Bizerte (audition du général Taieb Laadjimi).
- 17 heures, en apercevant l'arrivée des hélicoptères avec l'unité spéciale de l'armée (GFS), le colonel Tarhouni de la BAT demande l'aide de l'unité spéciale de la garde nationale
Samir Tarhouni, qui retient toujours la famille Trabelsi à l'aéroport
civil de Tunis-Carthage, aperçoit un ballet d'hélicoptères au-dessus de
l'Aouina. Il ordonne à ses hommes de se déployer en position défensive.
Puis il appelle le colonel de l'Unité spéciale de la garde nationale
(équivalent du GIGN), Larbi Lakhal. Durant son audition, ce dernier a donné sa
version de la conversation :
– Samir Tarhouni : «La famille Trabelsi est en train de se rassembler à
l'aéroport, ils vont se tirer, et moi, je suis sur place. Rejoins-moi je t'en
prie, il ne faut pas les laisser partir.»
Larbi Lakhal ordonne alors à ses hommes, censés protéger le palais, de
prêter main forte à la BAT, et s'empresse de les rejoindre.
- Peu après 17h, le directeur des unités d'intervention de la police, Jalel Boudriga, est dépêché sur place afin de négocier la libération des otages
Les colonels de l'unité spéciale de la garde nationale, Larbi Lakhal, celui
de la Brigade anti-terroriste de la police, Samir Tarhouni, ainsi que celui de
la Brigade nationale d'intervention rapide de la police, Zouheir El Ouefi,
s'entretiennent, selon ce dernier, avec Jalel Boudriga, directeur des unités
d'intervention de la police :
«Quelles sont vos requêtes ?, leur demande Jalel Boudriga.
— Nous voulons que la télévision nationale soit présente pour filmer le
transfert de ces individus (les Trabelsi) à l'armée», répondent en substance
les trois colonels.
Jalel Boudriga fait part de leurs requêtes à sa hiérarchie par
téléphone.
- Au même moment, le président Ben Ali est informé par Ali Seriati que sa sécurité n'est plus assurée, et monte dans l'avion
Selon le compte-rendu de son audition, Ali Seriati est informé de la
situation et des nombreuses défections au profit de la BAT par le général Ammar.
Au pied de l'avion présidentiel, Ali Seriati annonce à Ben Ali que l'USGN et la
BNIR ont rallié la BAT: «Monsieur le président, je suis désormais dans
l'incapacité d'assurer votre sécurité en Tunisie.»
Le président Ben Ali mesure l'ampleur du danger. Sa fille Halima le suppliant
de monter à bord, il décide alors d'accompagner sa famille, et demande à Ali
Seriati d'attendre Ghazoua (fille de Ben Ali, issue de son premier mariage),
ainsi que son époux, Slim Zarrouk, et leurs enfants, afin de leur permettre de
fuir vers l'île de Djerba.
- A 17 h 37, Ridha Grira est informé que Ben Ali est monté à bord, l'avion décolle à 17 h 47
A 17h37, le général de l'armée de l'air Taieb Laadjimi informe Ridha Grira
que le président est monté à bord d'OSCAR-OSCAR (nom de code de l'avion
présidentiel), et qu'il s'apprête à décoller bientôt. Le ministre réplique :
«Ils ne sont pas encore partis ? Qu'ils fassent vite, qu'ils fassent vite
!»
A 17h47, l'avion présidentiel décolle avec à son bord Ben Ali et sa
famille.
Note : La version de Taieb Laadjimi est en contradiction avec les propos
de Ridha Grira, tenus lors de son interview
sur Radio Mosaïque du 8 mars 2011. L'ancien ministre de la défense y déclarait
notamment avoir été très surpris lorsque son général de l'aviation l'a informé
que l'avion présidentiel avait décollé avec Ben Ali à son bord.
Après le décollage de l'avion présidentiel, Ali Seriati se dirige vers le
salon d'honneur de l'aéroport militaire avec Mohsen Rhim (directeur du
protocole) et le colonel du GIPP (Elyas Zalleg), pour attendre Ghazoua, comme le
lui avait demandé Ben Ali.
- 17 h 47, apprenant le départ de Ben Ali, Sami Sik Salem, à Carthage, tente en vain d'avoir de nouvelles directives
Du palais, après avoir appris le décollage de Ben Ali par radio, Sami Sik
Salem, numéro 3 de la sécurité du palais, tente de joindre Ali Seriati, sans
succès. Il décide alors de contacter le colonel Adnene Hattab (second de
Seriati), qui lui conseille de se «trouver un coin » pour
se « cacher».
De peur que le palais ne soit pris d'assaut par les manifestants, Sami Sik
Salem décide alors de contacter Rachid Ammar sur le numéro de téléphone direct
de l'état-major de l'armée de terre:
Sami Sik Salem : « Allo, général
Ammar ?
— Non, c'est le général Ahmed Chabir au bout du
fil.
— J'ai besoin de parler personnellement au général
Ammar.
— Qu'y a-t-il, je suis à votre
disposition.
— Excusez-moi, je dois parler personnellement au général
Ammar.
— Essayez donc de le joindre au ministère de
l'intérieur.»
- Sami Sik Salem prend la décision d'appliquer la procédure constitutionnelle en cas de vacance du pouvoir
Le colonel Sik Salem appelle le premier ministre Mohamed Ghannouchi (dont
l'audition peut être consultée ici):
– Sami Sik Salem : « Le président a fui le pays avec sa famille. La
Tunisie est sous votre responsabilité, ne la laissez pas se perdre.»
–
Mohamed Ghannouchi : «Ce n'est pas moi le principal responsable dans ce cas.
Il faut convoquer le président du parlement, le président de la chambre des
conseillers et le président du conseil constitutionnel.»
– Sami Sik Salem
: «Je vous fais tout de même venir une voiture blindée et une escorte
jusqu'au palais. Je ferai de même pour chacune des personnes que vous avez
citées.»
Sik Salem contacte les trois autres et envoie quatre voitures blindées
ainsi que des hommes armés, pour ramener :
Mohamed Ghannouchi : premier ministre.
Foued Mebazza : président du
parlement.
Abdallah Kallel : président de la chambre des
conseillers.
Fethi Abdennadher : président du conseil constitutionnel.
Une fois l'escorte en face du domicile de Fethi Abdennadher, celui-ci s'avère
absent de son domicile, et a éteint son téléphone.
- Vers 18 heures, nouveaux ordres de Ridha Grira
Selon Rachid Ammar, Ridha Grira lui demande personnellement de tuer Tarhouni,
Lakhal, ainsi que leurs hommes, ce que Rachid Ammar refuse. Il demande par
ailleurs à Taieb Laadjimi d'arrêter Seriati.
En attendant Ghazoua et sa famille, Ali Seriati demande de son côté la mise à
disposition d'un Hercule C-130 au chef d'état-major de l'armée de l'air, afin
d'amener la fille de Ben Ali à Djerba. Ce dernier en informe son ministre, et ne
rencontrant pas d'objection, il fournit l'appareil.
Ridha Grira s'étonne cependant : «Mais que fait encore Seriati ici,
pourquoi ne s'est-il pas envolé avec Ben Ali ?» Il ordonne son arrestation
sur-le-champ. A son tour, Taïeb Laadjimi ordonne donc au colonel Lyes Lemnekbi
de prendre deux officiers avec lui pour mettre Ali Seriati aux arrêts.
Ridha appelle ensuite Rachid Ammar, qui se trouve toujours au ministère de
l'intérieur, et lui ordonne d'éliminer la BAT et l'USGN afin de libérer les
Trabelsi :
– Ridha Grira : « Il faut tuer ces gens-là à l'aéroport, il
faut tous les tuer, frappez-les avec la force nécessaire.»
– Rachid Ammar
: « Je refuse, M. le ministre. Je sais comment négocier avec ces hommes, je
vais m'en occuper. Il y a beaucoup de monde à l'aéroport, ils sont trop armés,
il faut éviter la force qui ne pourra mener que vers un bain de sang.»
S'étonnant que son ministre ne l'ait ni informé du départ du président Ben
Ali ni de l'arrestation d'Ali Seriati, Rachid Ammar lui demande la raison de
cette dernière décision. Ridha Grira lui livre cette réponse énigmatique : «
Il (Ali Seriati) veut le beurre et l'argent du beurre.»
- Ali Seriati demande au colonel Elyas Zalleg et à ses hommes de rentrer au palais, et demeure seul dans la caserne militaire
Ali Seriati se dirige vers le salon d'honneur de l'aéroport militaire avec
Mohsen Rhim (directeur du protocole de la présidence) et le colonel du GIPP
(Elyas Zalleg), pour attendre Ghazoua, comme le lui avait demandé le président
Ben Ali.
Dans le salon, stressé, Elyas Zalleg parle avec le directeur du protocole
(propos rapportés par ce dernier lors de son audition) :
– Elyas Zalleg: «
On va encore traîner ici ? »
– Mohsen Rhim: « C'est à M. Seriati qu'il
faut le demander.»
Elyas Zalleg se dirige vers Ali Seriati :
– Elyas
Zalleg: « Qu'est-ce qu'on attend pour rentrer ? »
– Ali Seriati : «
Allez-y, rentrez tous, moi, je reste encore. Essayez de vous diviser en
plusieurs groupes afin de ne pas attirer l'attention...»
Mohsen Rhim
s'adresse à son tour à Ali Seriati :
– Mohsen Rhim: «Vous rentrez avec moi
au palais Monsieur ?»
– Ali Seriati : «Vas-y, rentre, moi je reste
encore, il n'y a pas de problème.»
Mohsen Rhim rentre au Palais.
De
son avion, le président Ben Ali appelle Mohsen Rhim :
– Ben Ali : « Ali
Seriati est près de toi ? »
– Rhim : « Non, monsieur le président, je
viens de le laisser dans le salon d'honneur de la caserne de l'Aouina.
»
– Ben Ali : « Est-ce que ma fille Ghazoua et Slim Zarrouk, son
époux, sont arrivés ? »
– Rhim : « Je ne les ai pas vus, mais Seriati
est là-bas et les attend. »
– Ben Ali : «Merci.»
- Le colonel Lyes Lemnekbi prend ses dispositions: appliquer les ordres et arrêter Ali Seriati
En se dirigeant vers le salon d'honneur où se trouvaient Ali Seriati et ses
hommes, le colonel Lyes Lemnekbi, colonel de l'armée de l'air, croise le colonel
Elyas Zalleg du GIPP (qui vient donc d'être congédié par Seriati). Les deux
hommes se connaissent depuis longtemps.
– Lyes Lemnekbi : « Prends tes hommes et rentre maintenant. »
–
Elyas Zalleg : « Que se passe-t-il ?»
– Lemnekbi : « Écoute mon
conseil, et rentre chez toi.»
- 18 h 17 : arrestation d'Ali Seriati en présence de Ghazoua et son époux Slim Zarrouk
Lorsque Ghazoua et sa famille arrivent finalement au salon d'honneur de
l'Aouina, c'est pour assister à l'arrestation d'Ali Seriati. L'officier Lyes
Lemnekbi lui demande de remettre son téléphone et son arme. Ali Seriati
obtempère, mais ne donne qu'un seul téléphone alors qu'il en avait un second,
d'urgence.
Par la suite, il resta dans le salon d'honneur aux côtés de Slim Zarrouk,
Ghazoua et leurs enfants. Ceux-ci, également retenus dans le salon, attendent
leur avion pour aller à Djerba.
Selon son audition, Slim Zarrouk, effrayé par l'arrestation d'Ali Seriati,
appelle Ridha Grira et décide de ne plus prendre l'avion pour Djerba, souhaitant
rentrer chez lui. Ridha Grira ordonne à son général de l'aviation de permettre à
Zarrouk et Ghazoua de rentrer chez eux. Le général Taieb Laadjimi ordonne à son
tour à Lyes Lemnekbi d'assurer la sortie de la fille de Ben Ali afin qu'elle
puisse rentrer tranquillement chez elle.
- Fouad Mebazaa et Abdallah Kallel aux portes du palais de Carthage
Les deux premières voitures arrivent aux portes du palais, avec à leur
bord Fouad Mebazaa, président du parlement, et Abdallah Kallel, président de la
chambre des conseillers. Mais les gardes en fonction devant l'entrée les
arrêtent, estimant que les directives de Sik Salem ne leur suffisent pas. Après
négociation, ils demandent à la salle des opérations d'obtenir l'approbation
d'Ali Seriati. La salle des opérations contacte donc Ali Seriati sur son second
appareil, alors que celui-ci se trouve aux arrêts dans le salon d'honneur de
l'Aouina.
« M. Seriati, MM. Mebazaa et Kallel sont aux portes du palais et le
premier ministre (Mohamed Ghannouchi) est en route, pour y
pénétrer.»
– Ali Seriati : «Qu'ils rentrent.»
Peu après, Mohamed Ghannouchi (finalement arrivé), Fouad Mebazaa et Abdallah
Kallel rappellent Seriati afin de l'informer de leur intention d'appliquer le
protocole indiqué dans la constitution en cas de vacance du président. Le
général donne son approbation.
- Tentative d'application de l'article 57 de la constitution avec Mebazaa
Mohamed Ghannouchi, Fouad Mebazaa et Abdallah Kallel se réunissent dans le
studio de tournage du palais et, après avoir officiellement constaté l'absence
de Ben Ali, ils décident dans un premier temps de faire appliquer l'article 57
de la constitution tunisienne.
Détail de l'article 57 de la constitution tunisienne : «En cas de vacance
du Président de la République pour cause de décès, de démission ou d'empêchement
absolu, le Conseil constitutionnel se réunit immédiatement et constate la
vacance définitive à la majorité absolue de ses membres. Il adresse une
déclaration à ce sujet au président de la Chambre des conseillers et au
président de la Chambre des députés qui est immédiatement investi des fonctions
de la Présidence de l'Etat par intérim.»
Foued Mebazaa déclare qu'il n'est physiquement pas en état de supporter cette
responsabilité et suggère donc Abdellah Kallel. Le colonel Sik Salem intervient
et s'écrit : «Non, pas celui-là !»
D'après son audition (disponible intégralement sous l'onglet «Prolonger»),
Mohamed Ghannouchi affirme avoir suggéré l'application de l'article 56 pour
faciliter celle, le jour suivant, de l'article 57, qui devait permettre à Fouad
Mebazaa de devenir président. (Voici le détail de l'article 56 : «En cas
d'empêchement provisoire, le Président de la République peut déléguer par décret
ses attributions au Premier ministre à l'exclusion du pouvoir de dissolution de
la chambre de députés. Au cours de l'empêchement provisoire du Président de la
République, le gouvernement, même s'il est l'objet d'une motion de censure,
reste en place jusqu'à la fin de cet empêchement.
Le Président de la République informe le président de la chambre des députés de la délégation provisoire de ses pouvoirs.»)
Le Président de la République informe le président de la chambre des députés de la délégation provisoire de ses pouvoirs.»)
Note : Ni Fouad Mebazaa, actuel président de la République tunisienne, ni
Abdallah Kallel, actuellement en détention, n'ont, à notre connaissance, été
auditionnés. Leurs dépositions ne figurent pas dans le dossier. Le jour de sa
démission du poste de premier ministre, le 27 février 2011, Mohamed Ghannouchi a
livré une
version toute différente, sur le site d'information tunisien Kapitalis :
«J'ai téléphoné au ministre de la défense et cet appel a sauvé le pays d'un
bain de sang.» Voici la totalité de son témoignage publié sur le site
tunisien : «Le 14 janvier, alors que les manifestations massives se
déroulaient sur l’avenue Habib-Bourguiba, j’étais dans mon bureau. Quand le
gouvernement a été dissous et que j’ai été nommé par l’ex-président pour
constituer un nouveau gouvernement, j’ai décidé de quitter mes fonctions. Aussi,
le vendredi 14 janvier, je suis resté jusqu’à 18h pour réunir mes papiers
personnels et partir pour ne plus revenir. J’étais très affecté, ainsi que ma
famille, par les dépassements que le pays a vécus. Alors que je m’apprêtais à
sortir, j’ai reçu un appel téléphonique du responsable de la garde
présidentielle qui m’informe que le président a quitté le pays et me demande
d’assurer l’intérim. Je lui dis ma décision de quitter mes fonctions. Il
raccroche, puis rappelle et me dit qu’il se passerait des choses graves et qu’il
y aurait une mer de sang si je n’assumais pas mes responsabilités. Il a ajouté
que si je ne rejoignais pas d’urgence le Palais de Carthage, il me ferait
assumer la responsabilité de tous les morts qui tomberaient. Je me suis d’abord
assuré que l’ex-président avait quitté le pays. J’ai téléphoné au ministre de la
Défense et cet appel a sauvé le pays d’un bain de sang. Sans informer ma
famille, j’ai rejoint le Palais de Carthage. Je suis entré au Palais. J’ai
trouvé MM. Mebazaa et Kallel. Et on m’a demandé de prendre la responsabilité
pour combler le vide constitutionnel. La suite vous la
connaissez.»
- Application de l'article 56 de la constitution avec Mohamed Ghannouchi
Le premier ministre intervient, et annonce que, au titre de l'article 56, il
peut également assumer cette responsabilité. Il procède ensuite à
l'enregistrement de la vidéo. Par la suite, Sim Sik Salem envoie la cassette au
siège de la télévision nationale.
De gauche à droite:
Abdallah Kallel, Mohamed Ghanouchi, et Fouad Mebazaa
- A 19 h 15, Mohamed Ghannouchi appelle Samir Tarhouni afin de comprendre ses intentions
Après la diffusion de l'allocution, Adnen Hattab, se trouvant au palais en
compagnie de Mohamed Ghannouchi appelle le colonel Lakhal (USGN) qui, lui, était
en compagnie des autre colonels :
– Hattab : « Allo, Larbi ? Passe-moi Tarhouni, Mohammed Ghannouchi veut
lui parler.»
Lakhal demande alors à Tarhouni s'il accepte de parler à
Mohamed Ghannouchi. «Bien sûr, passe-le-moi », répond-il.
– Tarhouni :
« Mes respects, Monsieur le Président»
– Ghannouchi : «Je suis le
premier ministre. »
– Tarhouni : « Alors mes respects, M. le Premier
ministre. »
– Ghannouchi : « Selon la constitution, je suis le
président provisoire, et après votre coup d'Etat, souhaitez-vous être président
? Ou bien avez-vous une autre personne en vue pour ce poste ?»
– Tarhouni
: « Je vous prie d'accepter mes excuses, M. le Président, nous, nous
travaillons sous vos ordres et sous les ordres de nos supérieurs. Et nous venons
de capturer cette bande de mafieux (la famille Trablesi, ndlr), et
souhaitons les remettre à Rachid Ammar.»
– Ghannouchi :
«Entendu.»
- 19 h 30, Tarhouni remet les Trabelsi entre les mains de l'armée de l'air
Le général Chabir (général de la Direction générale de la sécurité militaire,
équivalent de la DGSE) ordonne au colonel Lyes Lemnekbi d'aller récupérer les
Trabelsi des mains de Samir Tarhouni. Lorsque Lemnekbi va récupérer les
Trabelsi, la télévision nationale est présente.
Nous sommes en novembre 2011, et les Tunisiens attendent toujours que la
lumière soit faite sur les événements du 14 janvier. Pourquoi les
contre-interrogatoires et confrontations entre, notamment, le général Rachid
Ammar (qui accuse l'ex-ministre de la défense, Ridha Grira, d'avoir ordonné
l'élimination du commando qui a arrêté la famille Trabelsi) et Ali Seriati –
actuellement en détention, tout comme Abdallah Kallel, et qui réclame à cor et à
cri un procès public – ou entre l'ex-premier ministre Mohamed Ghannouchi et le
colonel Sami Sik Salem, n'ont-ils pas été entrepris? Dix mois après les faits,
et malgré toutes les auditions menées, la justice tunisienne ne s'est toujours
pas décidée à communiquer sur les événements cruciaux d'une journée qui restera
comme l'une des plus importantes de l'histoire de la Tunisie.
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